Le P. Pierre Vignon, un ami très cher et frère dans le sacerdoce, me communique pour publication sur mon blog cette réflexion, après ces derniers mois riches en nombreux et très divers contacts dus à plusieurs interventions publiques.
Face aux affaires de pédophilie dans L’Église, le déni comme système inconscient de défense
Depuis le 21 août 2018, ma lettre ouverte demandant la démission du cardinal Barbarin a fait le tour du monde. Je ne m’attendais pas à cette réaction universelle qui, si elle me vaut le soutien populaire, a suscité des contradictions venant de certaines couches sociales du milieu catholique. Si je n’ai pas répondu aux attaques passionnelles et irréfléchies des extrémistes, j’ai été touché par le désarroi de bonnes personnes dont je sais qu’ils sont de bons chrétiens. J’ai été surpris par l’aveu sidérant de quelques évêques après la rencontre des huit victimes au début novembre à Lourdes. Ils ne connaissaient rien de ces problèmes. Les évêques vivent pourtant normalement dans la société où ils sont en contact avec tout le monde. Comment cela leur est-il possible de dire qu’ils ne sont au courant de rien ?
Une de ces réactions-type peut être résumée de la façon suivante : « Mon Père, vous connaissez ces réalités par votre fonction dans L’Église, c’est très bien. Mais vous ne pouvez quand même pas vous en servir pour tout remettre en cause. Vous l’avez dit, c’est bien, mais ça suffit maintenant. On a entendu et on n’a pas besoin de le voir répété sans cesse. Sans vous en rendre compte [parce que je suis quand même un gentil malgré tout], vous vous faites manipuler par les ennemis de L’Église qui n’attendaient que ça. Vous êtes le prêtre qui leur permet de démolir L’Église. Vous ne voyez pas que les « gens » font des amalgames. Il y a des bons prêtres dans L’Église et beaucoup de très belles choses [qui a dit le contraire ?]. Oubliez ce pauvre cardinal à qui vous vous en êtes pris injustement car il est innocent de tout ce dont on l’accuse. Il sert de bouc émissaire à cause de ses positions pour la défense de la vie et de ses prises de position dans les débats éthiques actuels. Bien sûr, les problèmes des victimes sont importants [qui pourrait le nier ?]mais, tout de même, il ne faudrait pas qu’il n’existe plus que ça. »
Voilà en très gros le genre d’arguments qu’on me ressasse de toutes les façons. La première chose qui me vient à l’esprit, c’est cette détestable habitude catholique, depuis le XIX° siècle, de se retirer dans un château fort et de remonter le pont-levis chaque fois qu’on se sent remis en cause. Si quelqu’un remet en cause notre façon de faire, c’est qu’il s’en prend à Dieu. Or, comme ça n’est pas bien de s’en prendre à Dieu, ça n’est pas bien de nous remettre en cause. Il n’est pas nécessaire d’avoir étudié la logique pour constater la fausseté du raisonnement.
L’autre réflexion qui s’empare de moi, face à ce déferlement aigre-doux et faussement pieux, c’est la différence entre la foi chrétienne et son aspect religieux. La religion chrétienne est principalement une foi à laquelle on adhère. En gros, ça revient à dire que le conditionnement sociétal catholique ne peut pas prendre le pas sur l’enseignement et la grâce du Christ. Le conditionnement est nécessaire pour exister mais s’il devient primordial, il tue par là-même sa cause. Si donc la remise en question du conditionnement actuel, comme le fait par exemple le pape François en invitant toute L’Église à se réformer et à se purifier du cléricalisme (cet exercice déviant de l’autorité dans L’Église), provoque la chute de la foi, cela signifie que la foi était morte depuis déjà bien longtemps mais qu’on continuait à en manifester les coutumes et les habitudes sans plus en avoir l’âme.
Cette attitude peut aussi signifier que la foi chrétienne catholique s’est davantage identifiée à une partie de la bourgeoisie durant ces dernières décennies. Remettre en cause l’ordre bourgeois serait atteindre Dieu lui-même. Et c’est là qu’arrivent les plus excités de mes contradicteurs, ceux qui ont identifié leur Surmoi avec ce système prétendu catholique qu’ils ont conçu. Pour eux, avoir osé demander la démission du cardinal Barbarin pour un prêtre revient à vouloir chasser Dieu le Père du Ciel. Rien que ça ! et de là toutes les mentions de Judas et de l’enfer qui m’ont été faites par ces ultras pour qui la charité est une idée dangereuse et révolutionnaire.
Mais je reviens à mes bons catholiques qui sont d’honnêtes personnes de la vie courante et même à mes bons confrères, même si je les ai blessés en leur disant qu’ils étaient de fait des « planqués ». Ce sont de bons chrétiens qui n’ont rien demandé à personne. Et voilà qu’on les accuse tout d’un coup d’avoir couvert des pédocriminels. Nombre de mes confrères qui sont de bons prêtres se sont fait agresser [pas à cause de moi, je tiens à le leur préciser] parce qu’ils portaient le col romain. C’est ainsi qu’on peut commencer à comprendre la lassitude qui gagne certaines couches de la petite société catholique : « On a déjà été tellement attaqués et voilà maintenant qu’on reçoit l’opprobre final. Nous n’en pouvons plus. Ça n’est plus supportable. » Et ressort le bon vieux principe actif : « Le mal, ça n’est pas celui qui le fait, c’est celui qui en parle. Coupons ce doigt qui ose montrer la lune en plein jour. »
Face à cette attitude passionnelle qui échappe au raisonnement, aucun argument ne vaut. On ne peut que retirer l’échelle. Tout d’un coup, la Justice de la République devient pour ces adeptes de la foi du charbonnier la seule étincelle qui ne saurait être remise en cause : « Mon Père, puisque la Justice fait son travail, laissez-le lui faire ». C’est d’ailleurs bien la première fois qu’on rencontre une telle conviction dans ces milieux. C’est oublier un peu vite que si la Justice déclarait les faits prescrits, « grâce à Dieu », pour le cardinal, cela ne créerait pas le lien qu’il n’a jamais su établir avec les dizaines de victimes de Bernard Preynat.
On peut dire ce qu’on veut, rien ne les atteint, sauf une seule affirmation que je suis désolé pour les intéressés de reprendre et qui m’a été signalée par une ancienne lyonnaise : « Pourquoi le cardinal archevêque de Lyon se fait-il défendre par des avocats réputés appartenir à la franc-maçonnerie ? » Pour cette mentalité obsidionale prompte à expliquer la religion à Dieu le Père (savoureuse expression lyonnaise), c’est le serpent qui se mord la queue. Cet argument qui n’en est pas un est la seule objection capable de faire imploser leurs neurones. Leur éclairage au charbon ne supporte pas la lumière électrique.
Mais reprenons le cours de la raison. Je me suis expliqué sur tous les points qu’on me reproche. L’Église n’est pas l’armée ; la hiérarchie catholique n’est pas un commandement militaire ; la parole, même publique, y est libre ; le lien d’un prêtre à son évêque est celui de la collaboration et non celui de la subordination. Qu’y a-t-il donc derrière ce type de comportement de tout un milieu social français ? La psychologie nous fournit la réponse qui tient en un mot : le déni. Le déni est un système personnel de défense psychologique. Transposé au plan social, c’est tout un ensemble de personnes qui se sentent menacées par un danger qu’elles doivent conjurer.
Pour comprendre ce qu’est le déni dont je parle, il faut reprendre la phrase de l’avocat Garabedian dans le film Spotlight : « If it takes a village to raise a child, it takes a village to abuse them. » (S’il faut un village pour élever un enfant, il faut tout un village pour en abuser un.) La première partie est la reprise d’un remarquable proverbe africain. La seconde est une conséquence de la première appliquée aux abus sexuels subis par les enfants. L’ensemble de la phrase est l’expression même du déni.
Parmi les éléments qui favorisent le déni, il y a d’abord la honte ressentie face aux aveux des victimes. Ensuite la fausse croyance que si l’on parle d’une réalité douloureuse, on la fait exister. Pour certains, le motif du déni est la peur de jugement car on se fait considérer ainsi comme une mauvaise personne. Pour d’autres, la perte de l’image idéalisée qu’ils entretiennent d’eux-mêmes et de ceux à qui ils donnent leur confiance. Enfin, la perte du sentiment de contrôle d’une situation. Tout cela plus ou moins combiné selon les situations fait qu’il n’est pas possible d’entendre un discours de vérité sur le sujet de la pédocriminalité et de sa couverture dans L’Église. Pour quelques-uns, cela va même bien au-delà. Non seulement ils ne veulent pas entendre, mais ils n’écoutent même plus. « Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, ça n’existe pas. Et si ça existe, ça ne me concerne pas. »
Le surgissement du déni dans de larges couches de l’Église catholique de France fait des ravages : « Que les lanceurs d’alerte cessent d’alerter ! C’est bien fait pour eux s’ils se font sanctionner. Quel besoin avaient-ils d’aller mettre tout ça sur la place publique ? Que les victimes cessent de se plaindre, comme s’il n’y avait qu’elles. Si tout ce qui vous dites est vrai, vous faites sauter tout ce à quoi nous nous rattachons ! » Et c’est là que le pape François est utile et prophétique avec sa Lettre au Peuple de Dieu du 20 août 2018. L’abus existe. Il n’est pas inventé. Il est le fruit d’un système déviant d’exercice de l’autorité dans l’Église. Et la parole de saint Paul (1 Co 12, 26) fait un profond écho à celle de l’avocat Garabedian : « Si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance. »
La suite en est qu’on ne peut plus demeurer dans le déni. La réforme demandée par le pape François m’atteint dans la partie la plus vitale de mon être. Serais-je donc moi aussi suspect de la déviation cléricale ? La crise mise à jour par la révélation des scandales sexuels des prêtres, couverts par les évêques et les supérieurs religieux, dans toute l’Église universelle, est-elle au-delà de la conjoncture et touche-t-elle à la structure même de l’institution de l’Église ?
Et s’il s’agit d’un tel renouvellement, surgit timidement une question qui pourrait bien être explosive : ne serait-ce alors pas le Saint-Esprit lui-même qui au travers de ces évènements serait en train de purifier son Église ? Dans ces perspectives qui s’ouvrent à nos yeux, la peur ne servira à rien et le déni encore moins. La première lettre de saint Pierre (4, 17) établit le constat : « Car voici le temps du jugement : il commence par la famille de Dieu ». Et la fin de la Bible nous donne l’ultime conseil (Ap 22, 14) : « Heureux ceux qui lavent leurs vêtements : ils auront droit d’accès à l’arbre de la vie… »
Le déni est donc la pire chose qui puisse arriver à l’Église. Il s’agit de bien l’identifier et de ne pas s’en servir pour se mettre à l’abri du renouveau préparé par le Seigneur : le moment est bel et bien venu de laver comme il faut notre linge sale, et pas seulement en famille.
Père Pierre Vignon, prêtre du diocèse de Valence,
Saint-Martin-en-Vercors, le 20 novembre 2018
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