Les marionnettes de Narcisse

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Les nouveaux Narcisse, incapables de grandir se sont d’abord égarés longtemps dans les paradis artificiels et brumeux de l’ésotérisme et du Nouvel Âge : herbes, méditation transcendantale, chemin de Katmandou, etc. Prisonniers de leur ego, enfermés dans leur errance à la seule quête d’eux mêmes, ils ne s’en sont jamais sortis et ont pénétré sans le savoir dans  le monde fantasmagorique de leur toute puissance infantile. Un monde où Narcisse est enfin chez lui. Il est le maître. L’enflure de son  orgueil n’est égale qu’à celle de son ego.

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Pourtant Narcisse n’existe pas, il n’est que l’image trompeuse de ce monde virtuel qu’il a fabriqué et dans lequel il s’est enfermé. Pour vivre, il lui faut capter des adeptes, toujours plus d’adeptes, dont il se nourrit. Des victimes prises au piège de ses  théories  séduisantes dont il va faire les clones de son psychisme délabré. Des malheureux transformées en autant de miroirs qui lui renvoient son image et l’adulent. Narcisse est insatiable et inventif. Il a mis au point une pièce de théâtre aussi attrayante que mortifère qui a pris une ampleur sans précédent …

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Le système de Narcisse

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Les acteurs de cette pièce, se sont retrouvés dans ce théâtre, sans le savoir,  en croyant entrer dans une communauté dite religieuse. On leur en a d’ailleurs revêtu l’habit. Dans ce lieu, les personnes  doivent obéissance à Narcisse, investit au nom de Dieu, d’un pouvoir religieux et reconnu comme tel puisqu’il est le « berger ». Il est le seul garant de la doctrine ce qui l’autorise à l’interpréter selon ses besoins du moment.

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 A leur arrivée, les apprentis postulants sont  établis dans un personnage, au milieu d’autres acteurs déjà chevronnés, novices et engagés, tous aussi inconscients du jeu qu’ils jouent dans le vêtement de marionnette qui est le leur. A chacun de ses jouets, Narcisse a donné un rôle utile qui porte un nom valorisant  « charisme » : pour servir, faire la vaisselle, s’occuper des enfants de Narcisse, etc…Mais les « charismes » ont en commun d’être tous au service et pour la gloire de  Narcisse.

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Pour cela, les nouveaux ont d’abord été conditionnés à penser selon le mode communautaire du groupe des marionnettes suspendues aux ficelles de Narcisse,  seul cordon ombilical nourricier et indispensable de cette nouvelle vie distillée dans le cocon renfermant  de la troupe. Un monde nouveau s’ouvre à eux comme une trappe sous leur pas. La vie familiale qui jusqu’ici était la leur se décolore peu à peu jusqu’à devenir une guenille dont il devient urgent de se débarrasser.  Vie dangereuse puisque le démon y était présent et Narcisse absent….

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Plongés dans cette peur que Narcisse, dans son courage, ne craint pas d’appeler Satan, les acteurs comme des moutons sous la houlette du berger, leur nouveau Père : Narcisse, sont entrés dans le jeu de rôle que celui-ci a écrit pour chacun. Grâce à lui, ils ont découvert qu’ils étaient victimes d’un mal qu’ils ignoraient jusque là, un mal dangereux, qu’ils portaient de nombreuses blessures, depuis longtemps, même avant leur naissance voire leur conception,  des blessures si graves qu’ils ne pouvaient même les nommer. Pour cela ils avaient besoin de « guérison ». Car il fallait guérir de ce mal qui, ici, se révélait dans toute son ampleur. Ce mal contracté dans leur enfance devait leur faire bannir à tout jamais ce vécu précédent d’une telle nocivité.

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Ce qui unissait les marionnettes  et leur donnait leur capacité à jouer était de se reconnaître toutes « blessées » et de s’en remettre à Narcisse. Narcisse savait tout. Il était le guérisseur, véritable « docteur-es-blessures-et-guérison« . Il était le seul à pouvoir rendre à leur toison sa virginale blancheur. Pour cela, il avait écrit la pièce, planté le décor et créé la mise en scène. Le château de la communauté en était le théâtre, l’histoire écrite par Narcisse : la référence de vie, les rôles étaient distribués à chacun et le décor de leur vie, planté selon la volonté de Narcisse qui ne pouvait à aucun moment être discutée. Celui qui se serait essayé à faire part de quelques doutes était aussitôt raillé et mis de côté. Le malheureux  courrait alors le risque suprême d’être disgracié aux yeux de Narcisse devant tous les autres. Personne ne pouvait envisager une telle sanction qui en aurait fait un mouton noir. Donc la volonté de Narcisse,  reconnue d’origine divine était suprême.

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Elle inventait le décor de chacun, en s’inspirant de sa vie d’avant, sa vie familiale, revue, relue, et expliquée par Narcisse. Comprendre ne s’avérait possible que si l’on était initié et pour devenir initié il fallait s’en remettre à Narcisse, sans chercher à comprendre…Comme des moutons suivent leur berger….

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Dans une premier temps l’acteur, pauvre agneau effrayé, voyait autour de lui apparaître des  personnages qu’il découvrait et que Narcisse, berger protecteur, lui nommait : le père, la mère, les proches….Dans ces épouvantails de carton pâte défigurés, il ne pouvait reconnaître les siens pourtant, peu à peu, il se les appropriait, guidé par le texte, il entrait dans l’analyse de l’auteur de la pièce où tout se mettait en place selon la nouvelle doctrine imposée. Son regard changeait, son coeur aussi….

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Oui, c’était bien sa mère, ce monstre qui l’avait blessé lorsque tout petit il avait pleuré la nuit et qu’elle n’était pas venue et là, son affreux père, celui qui l’avait obligé à travailler à l’école, l’abandonnant le soir à des cours particuliers sous prétexte de l’aider….Que peut-on dire de pareils parents ? Oui, il avait été un enfant désiré et il pensait avoir été aimé mais Narcisse venait de lui démontrer que tout cela n’était qu’une tromperie. Il ne devait sa vie qu’à la projection du désir de ses parents qui à cause de cela ne l’avait jamais respecté…

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Le décor continuait de s’enrichir : les grands parents et les aïeuls défilaient…Mon Dieu, qu’ils étaient noirs ! Quelle crainte ils auraient inspirée au malheureux petit agneau  s’il ne les avait vus à travers le regard protecteur de son berger. Le grand père franc-maçon nécessitait une prière de délivrance pour couper les liens avec ces actes occultes faits en loges…La grand-mère aurait vraisemblablement souffert des pratiques d’un tel individu et n’aurait pu pardonner. Une autre prière s’imposait pour donner le pardon à sa place et se protéger ainsi de l’âme errante de cette mauvaise femme.

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Il y avait aussi ce fœtus mort dans le ventre de sa mère avant que lui ne soit conçu….C’était le pire, car selon Narcisse le mouton candidat à la guérison s’était développé dans un utérus devenu un cercueil, ce qui expliquait toute la souffrance démontrée et son peu de goût à vivre révélé dans cette communauté…Par ailleurs, ce fœtus mort sans baptême errait à la recherche d’une âme à parasiter. Il s’avérait urgent de lui  trouver un nom et de lui permettre son entrée au paradis en le libérant par une prière adéquate.

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 C’est ainsi que par son jeu, l’acteur découvrait qu’au milieu de ces aïeuls livrés aux démons familiaux qui le parasitaient, il n’avait pas pu venir à la vie, on allait donc le faire naître, enfin ! Pour cela il fallait, après un long temps passé à assainir sa généalogie,  qu’il coupe définitivement les liens avec une mère aussi nocive, captatrice et qu’il abandonne un père indigne, autoritaire. Pour ce dur travail, Narcisse le guidait à chaque pas en lui montrant la Vierge Marie, sa nouvelle Mère et Joseph son nouveau Père.

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Bien sûr, il ne pouvait les connaître et les rencontrer qu’à travers Narcisse, seul médiateur entre le Ciel et la terre. Mais un tel guide était sûr. Il était d’ailleurs reconnu, cautionné et respecté par les autorités ecclésiales supérieures qui venaient souvent prendre conseil et s’informer avec admiration de l’avancée de ses « intuitions » qu’il concrétisait à travers ses communautaires devenus ses meilleurs cobayes pour la mise au point de cette expérience d’apprentis-sorcier. Des cobayes transformés en marionnettes dont la souplesse dans les mains agiles du grand Maître qui jouait de toutes les ficelles, faisait plaisir à constater.

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Il suffisaient de regarder la communauté, dans son uniformité, la cohésion du troupeau guidé par un tel berger,  sa pensée unique, l’obéissance sans faille à Narcisse, l’expansion que prenait cette nouvelle doctrine écrite pour le théâtre mais qui pourtant se répandait comme une tâche d’huile engendrant d’autres théâtres, mais toujours avec la même pièce, la même écriture, le même décor et…. Autant de clients.

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L’avancée de la pièce était systématisée. Il en fallait les moyens. La Providence y pourvoyait généreusement. Pour cela, les acteurs travaillaient jour et nuit à la gloire de Narcisse, c’est-à-dire au service du Seigneur, donnant leur travail, leur santé, leur argent pour que tous les hommes puissent connaître le message libérateur et salvateur et deviennent ainsi une nouvelle humanité guérie qui seule pourrait  accéder au paradis de dieu, celui de Narcisse.

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Les moyens financiers ne manquaient pas à cette entreprise .Les « dons » affluaient de partout. Qui donnait un héritage, en remerciement…Qui avait reçu une motion fulgurante sous l’impulsion de l’Esprit pour ouvrir son compte en banque…  Pour leur part, tous les acteurs payaient largement de leurs deniers. Certains, qui ne jouaient qu’à certaines périodes payaient le tarif fort, pour des pièces choisies d’avance : guérison des mémoire, de l’affectivité, des souvenirs, Agapè, hypnose ericksonienne, PNL, analyse transactionnelle, Ennéagramme etc…Narcisse élaborant toujours de nouvelles pièces, le jeu durait depuis des années et son imagination était loin d’être tarie. Les acteurs devenus communautaires offraient leur travail et leur biens ce qui permettait à Narcisse d’investir en biens immobiliers, dans le but bien évident d’ouvrir de nouveaux lieux au service de l’humanité blessée dont la guérison était tarifée….Et pour cause, Narcisse ne vivait pas de l’air du temps !

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Le travail du grand homme, à un tel rythme soutenu, demandait quelques compensations qui s’avéraient indispensables. Il avait à sa disposition le meilleur appartement du château où il était servi par les communautaires qui continuaient ainsi à jouer la pièce de théâtre, sans le savoir, par reconnaissance pour l’auteur et dans une totale obéissance. Eux même trouvant asile sur des matelas à même le sol dans une pièce mal chauffée, se nourrissant des déchets du supermarché, souvent de dons, s’habillant avec des vêtements usagés et vieillots. Aucun sacrifice n’était trop grand pour l’honneur de travailler à une telle entreprise. Car un tel travail salvateur de guérison ne pouvait se faire sans une prière assidue et une dure pénitence.

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La communauté fonctionnait bien, telle que Narcisse l’avait conçue.

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Il pouvait jouir du fruit de son délire : son but était atteint. Autour de lui ne vivaient maintenant que des acteurs dont il distribuait les rôles et dirigeaient le jeu selon son bon vouloir. Ses acteurs, déconnectés de la vie réelle, ne pouvaient plus lui échapper car il avait refermé sur eux son étreinte. Ils pouvaient, certes rarement, rencontrer leurs familles et leurs amis à travers les barreaux de la cage dans laquelle les enfermait l’idéologie de la guérison, mais de cette prison, seul Narcisse en connaissait la réalité et seul il en avait la clé.

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Ainsi Narcisse, auteur reconnu, demi-dieu adulé, pouvait couler des jours heureux. Son impossibilité de grandir ne le taraudait plus. Où qu’il tourne son regard, il ne voyait plus que ses marionnettes qui n’avaient plus besoin de ficelles : elles étaient devenus ainsi ses jouets. Plus besoin qu’il s’épuise à activer le cordon nourricier, la programmation était terminé avec succès. Ses clones étaient autant de miroirs qui reflétaient son image et absorbaient la sienne, n’aspirant qu’à se perdre en lui. Pour cela, ils le nourrissaient de leur moelle, substance  de leur vie donnée sans compter. La fusion était totale.

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Devant une si belle image bucolique de religieux moutons paissant dans un vert pâturage sous la houlette d’un bon berger, vue de l’extérieur, ce dont personne ne se doutait, c’est que Narcisse et ses adeptes étaient en train de se noyer dans le néant de sa folie où toute humanité avait sombré. Il ne restait là que l’affiche si attrayante de la redoutable pièce de théâtre…

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